Si c'est un homme - Primo Levi


« Vous qui vivez en toute quiétude
Bien au chaud dans vos maisons,
Vous qui trouvez le soir en rentrant
La table mise et des visages amis,
Considérez si c’est un homme
Que celui qui peine dans la boue,
Qui ne connaît pas de repos,
Qui se bat pour un quignon de pain,
Qui meut pour un oui pou un non. »
Primo Levi est né en 1919 à Turin, et a fait des études de chimie. En 1943, il intégre un groupe de résistants. Suite à une dénonciation, il est arrêté en 1944 et déporté à Auschwitz. L'enfer commence avec le voyage : hommes, femmes et enfants sont empilés dans des wagons plombés sans eau, sans nourriture et sans toilettes. A l'arrivée au camp, hommes et femmes sont séparés, et les hommes "triés" : aux valides est réservé le camp de travail, aux autres la chambre à gaz. En quelques heures, ces hommes épuisés se voient déchus de toute humanité, on les prive de leurs biens, leurs vêtement, leurs cheveux et jusqu'à leur nom. Un costume rayé et un numéro tatoué sur le bras les transforment en un troupeau hagard d'esclaves. Faim, froid et épuisement, voilà ce qui rythme la vie du Lager et des Häftlinge (détenus). Dans un tel univers, il n'y a plus ni fraternité, ni solidarité. Une seul règle : survivre. Une seule loi : chacun pour soi (et Dieu pour personne). « La peur gouverne les uns, la haine les autres ; tout autre sentiment a disparu. Chacun est à chacun un ennemi ou un rival. » Primo Levi montre que les hommes se répartissent en deux catégories : les élus et les damnés, autrement dit les démerdards et les autres. Aux premiers, le vol, les trafics en tous genres et les (minuscules) privilèges ; aux autres, les coups, la résignation et la mort. Et ceux qui échappent à la maladie et à l'épuisement doivent encore affronter les "sélections", quand les SS trient les détenus pour éliminer tous les faibles.
Ce texte a été écrit en 1946, c'est-à-dire juste après le retour de Primo Levi chez lui, et pourtant il est écrit sans haine, sans colère et sans esprit de revanche. Mais sans pardon non plus : « Ce qui a lieu aujourd'hui est une abomination qu'aucune prière propitiatoire, aucun pardon, aucune expiation des coupables, rien enfin de ce que l'homme a le pouvoir de faire ne pourra plus réparer.» Primo Levi se veut un témoin, c'est un scientifique qui décrit une réalité avec précision : les lieux, les rites, les trafics, les privilèges ou les punitions, tout y soigneusement analysé. Et ce qu'il donne à voir, c'est un monde à la fois tragique et ubuesque : une tour de Babel où personne ne se comprend, divisée en castes (les Juifs y sont considérés comme la lie de la terre), où une organisation rigoureuse s'oppose à des réglements débiles et mutiples, au service d'un travail dont la finalité n'est pas très claire.
Pour Primo Levi, si le Lager (ou camps d'extermination) a été servi par le très efficace sens de l'organisation allemand, c'est un pur produit du nazisme et donc du fascisme, d'où l'impérieuse nécessité de témoigner, de dire et redire encore et encore : « Je ne suis pas un fasciste, je crois dans la raison et dans la discussion comme instruments suprêmes de progrès, et le désir de justice l'emporte en moi sur la haine.» L'écriture de ce livre fut d'abord pour Primo Levi une sorte de thérapie lui permettant de dire l'indicible, "ce que l'on ne peut raconter à personne", et de surmonter l'épreuve pour reprendre le cours de sa vie. Pour nous, lecteurs du XXIe siècle, ce livre devrait être un bréviaire qui nous incite à être vigilant face à toutes les tentations totalitaires, qui mènent à la pensée unique et au rejet de la différence.
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Traduit de l'italien par Martine Schruoffeneger.
Pocket, 2003 (1e ed 1948). - 315 p.