Maîtres et esclaves - Paul Greveillac

Publié le par Papillon

"Il n'est rien d'essentiel sinon de s'adonner à la contemplation du monde."
 

 

"Sommes-nous maîtres de nos destins, esclaves de nos egos ? Maîtres de nos rêves, esclaves de ce qui les concrétise ?"
 
En 1949, Mao Zedong instaure la République Populaire de Chine. Un an plus tard naît Tian Kewei dans un pauvre village du Sichuan, sur les contreforts de l'Himalaya. Son père est paysan, mais il passe plus de temps à peindre qu'à travailler aux champs, au grand dam de son épouse, qui travaille pour deux. Et très jeune, Kewei hérite de cette passion et s'échappe régulièrement de l'école pour aller peindre dans la montagne, au grand désespoir de sa mère, évidemment. C'est bientôt le règne de la terreur partout en Chine, et le père de Kewei va être maltraité en tant que "paysan moyen-riche" (sic !), puis être mis au ban du village sous un bonnet d'âne comme contre-révolutionnaire, avant de mourir de faim à l'époque du Grand Bond en avant qui a tué des millions de Chinois. Pour survivre, il faut adhérer à la pensée maoïste et apprendre le petit Livre Rouge par cœur. Heureusement, le talent de peintre de Kewei est remarqué par un garde rouge, qui l'envoie aux Beaux-Arts de Pékin. Il va y apprendre à détester l'art classique que son père vénérait.
 
"Pour tenter de s'approprier un sujet, d'y insuffler le soi, il faut savoir en parler. Le transcender par le verbe. Et c'est pourquoi il faut maîtriser, dans la peinture traditionnelle chinoise, l'art d'écrire, avant celui de peindre. La peinture traditionnelle chinoise est l'acte d'un lettré, capable de lui donner par le verbe la résonance longue d'un monde en creux."
 
Ce roman a probablement souffert d'arriver dans ma vie de lectrice après celui de Dai Sijie, qui m'avait tant bouleversée par sa force. Le roman de Paul Greveillac se déroule à la même époque, il est très plaisant à lire, mais ne possède pas la même force. C'est pourtant très joliment écrit, d'une plume souvent chargée d'une délicate ironie. On sent que l'auteur connait parfaitement la Chine, son histoire et sa culture. Et il aborde dans ce roman une question passionnante, celle de la place de l'art dans un régime totalitaire. Mais ce pauvre Kewei est quand même un personnage bien falot, dont la seule aventure sera sa brève passion pour une sulfureuse danseuse. Car ce jeune homme, peintre inspiré et talentueux, va se mettre au service de pouvoir pour travailler... au département de la Propagande. Tout un programme... qui résume assez bien le rôle que le régime communiste chinois entend confier à l'art : illustrer l'idéologie officielle.
 
"Mais ici, on ne peignait pas. On décidait de ce qu'il fallait peindre. Ici, on gouvernait l'art."
 
Et l'on ne peut s'empêcher de penser à 1984 de Georges Orwell et à son Ministère de la Vérité, car le rôle de Kewei n'est plus de peindre, mais de contrôler ce qui se peint, voire de le retoucher. Le talent ou le style importent peu, seule compte l'idéologie. Kewei sera ainsi amené à effacer ou ajouter certains personnages sur des tableaux destinés à être exposés pour raconter une certaine version de l'histoire chinoise. Et quand le tableau est vraiment inacceptable, il le barre d'un grand X noir. J'ai beaucoup aimé la façon dont l'auteur décrit ces tableaux, certains existant vraiment d'autres étant purement imaginaires. Tout comme j'ai appris plein de choses sur la façon dont de jeunes artistes chinois ont tenté de briser ce cadre, et comment les Américains ont réussi à imposer à la Chine des expositions de peintres américains et de leurs œuvres jugées scandaleuses, comme celles de Warhol ou de Rauschenberg, quand la Chine a voulu entrer dans le grand jeu du commerce mondial.
 
"L'argent, donc. L'argent des étrangers irriguait la dictature du prolétariat. Sous l'égide du parti communiste, la richesse était redistribuée. Les plus gros pourcentages pour le haut du panier. Et, pour les autres, le reste. Quelque chose, c'est toujours mieux que rien."
 
Ce que j'ai trouvé tragique c'est que Kewei renonce à tout ce qu'il est, et notamment à son talent de peintre, par ambition, certes, mais aussi par peur. Et l'auteur nous fait parfaitement vivre ce sentiment d'angoisse permanent : peur d'être dénoncé, arrêté, déporté, peur d'être démis de ses fonctions et de perdre les quelques avantages péniblement acquis. Si Kewei se démène pour obtenir une carte du Parti, c'est parce qu' elle est la meilleure assurance-vie possible, alors que la Chine ne cesse de balancer entre plus d'autorité et plus de libéralisme. Ce pauvre Kewei est comme une girouette qui doit sans cesse tenter de s'adapter à la ligne du Parti.
 
"Botoxée à l'économie de marché, la Chine avait une mine resplendissante. Monstrueuse, elle avait su se réinventer, jusqu'à se nier en apparence. La dialectique, habilement manipulée, lui avait permis de dire tout et son contraire. La raison pure sait se fortifier des contradictions."
 
Un roman qui réjouira autant ceux qui s'intéressent à l'histoire de la Chine qu'à l'histoire de l'art.
 
Gallimard, coll. Blanche, 2018. - 464 p. 
 
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A
Je ne suis pas trop tentée par cette histoire qui a l'air vraiment très dure.
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P
Il est moins dur que celui de Dai Sijie, cela dit, mais ce n'est en effet pas très gai.