L'acacia - Claude Simon

Publié le par Papillon

"Je n'ai même pas fait la guerre. A moins que la guerre consiste à se promener tranquillement au pas en plein midi sur le dos d'un cheval fourbu entre deux rangées de voitures brûlées et de morts en attendant qu'un de ces types embusqués derrière une haie s'amuse à faire un carton. Rien de plus."

 

 

En 1919, dans une morne plaine dévastée par la guerre, trois femmes et un enfant errent en quête d'un tombe, celle d'un cavalier tué dans les premiers jours de la guerre et qui fut leur époux, frère et père. Vingt ans plus tard, l'enfant devenu homme se retrouve à son tour sur un champs de bataille, avec la certitude qu'il va mourir, comme son père. Tragédie individuelle, tragédie familiale, tragédie historique. De 1880 à 1982, Claude Simon nous conte l'histoire d'un siècle, qui repose sur ces deux piliers tragiques que furent les deux guerres mondiales. Mais c'est moins une histoire qu'il raconte que des tableaux qu'il peint (Claude Simon s'essaya à la peinture cubiste avant de se consacrer à l'écriture, et ça se sent tant dans la construction du roman que dans la plume) et qu'il nous livre dans le désordre, avec des allers retours successifs d'une époque à une autre.

 

Au cœur de cette histoire, très autobiographique mais dont aucun des personnages n'est jamais nommé, il y a un couple totalement incongru à l'époque, puisque réunissant un homme et une femme de milieux opposés. Lui est le fils d'un petit paysan des montagnes dont les sœurs ont trimé toute leur vie pour lui payer des études et l'opportunité d'une ascension sociale, via le passage par une grande école (Saint-Cyr) et une carrière dans l'armée. Elle est l'héritière, décrite comme dolente et oisive, de gros propriétaires fonciers, descendants d'un général d'Empire. Il est l'image du labeur, "un barbare policé", elle n'a jamais rien fait de ses dix doigts, sa paresse étant "non pas un privilège mais en quelque sorte une vertu familiale, une obligation constituant la marque distinctive de sa caste et de son milieu social". Elle fait pourtant preuve d'une détermination étonnante pour imposer cet improbable fiancé à sa famille (quatre ans de fiançailles). Cette union semble pourtant marquée par quelque malédiction puisque qu'elle sera très vite brisée par la guerre, transformant cette enfant gâtée en héroïne tragique.

 

"... comme si le tout n'avait été qu'un intermède privé de réalité, un de ces éphémères vols de papillon (ou plutôt de phalène, éblouie, aveuglée, allant brûler ses ailes au verre de quelque lampe, de quelque fanal de nuit)..."

 

Ce qui est étonnant dans l'écriture de Claude Simon, envoûtant même, ce sont ses phrases, très longues (jusqu'à vingt pages), qui palpitent et respirent, avec ce qui ressemble à une vie propre, à un souffle, à une longue expiration. L'écriture est à la fois très précise, très visuelle, cinématographique parfois, et très sensorielle. Une scène de bataille fait vivre au lecteur le chaos de la bataille : vacarme, odeur, battements de cœur, respiration haletante, fuite éperdue, des phrases rythmées par le participe présent, comme dans un interminable ralenti. L'auteur peut, à l'inverse, nous enfermer dans les rêveries de son héros, enchâssant à la fois les parenthèses et les souvenirs, dans de vertigineux retours en arrière vers un passé recomposé. Il y a d'un côté le fracas de la guerre, l'absurdité du destin, la question du sens de la vie, et de l'autre l'immuable beauté de la nature, qui résiste à tout le reste, et semble ancrer l'humain dans la réalité, si difficile soit elle.

 

Une lecture [imposée, mais non regrettée] qui demande un peu de concentration, mais se révèle d'une singulière beauté.

 

Un (petit) extrait, non dénué d'humour :

"... le compartiment de troisième classe où il n'avait pas plus à la vérité (ou moralement, ou convenablement) le droit de se trouver, exhibant pour y monter ce qu'encore une fois on aurait pu appeler un faux en écriture, c'est-à-dire la conjonction frauduleuse de son nom (le même qui figurait sur les petits rectangles de papier au bas desquels il n'a jamais eu qu'à apposer sa signature pour qu'un obligeant caissier lui compte une liasse de billets de banque) et la carte d'un parti politique dont le but déclaré était de supprimer les banques en même temps que leurs clients, la carte (couverte de timbres de cotisation témoignant de sa conviction en des idées (notamment celle de supprimer les banques) qu'il n'était pas lui-même sûr d'approuver) obtenue (il avait payé les timbres d'un coup, tous à la fois - toutefois pas au moyen d'un chèque - et juste le jour avant) pour ainsi dire par tricherie, habile persuasion, l'étalage, le bruyant affichage de son adhésion à ces projets de fermeture des banques alors en honneur (sinon obligatoires) chez un étudiant en cubisme, trichant donc aussi avec lui-même (c'est-à-dire trichant à moitié, c'est-à-dire dans la proportion où ce programme philosophique de suppression des banques ne le séduisait qu'à moitié), et alors se tenant là, tandis que ceux qui l'examinent (le faux en écriture) sur le quai (ou était-ce dans un bureau ?) de la gare-frontière l'examinent lui aussi..."

 

Editions de Minuit, epub 2013 (1e éd. 1989). - 362 p.

 

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A
Merci pour ce bel hommage à un des romans les plus fascinants que j'aie lus.<br /> <br /> Il ne faut pas craindre la longueur des phrases de Simon : elles sont de superbes travellings qui donnent à son écriture des qualités cinématographiques.
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P
Je suis bien d'accord, et je trouve qu'on ne lit pas assez cet auteur.
S
Oh punaise, il a l'air vraiment bien, j'adore les tragédies familiales et j'adore les fresques historiques ;-) (je crains cette histoire de style pas très accessible...)
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P
Tu as aimé Proust et Simon est moins difficile à lire, je trouve, même si ses phrases sont très longues, ça demande juste un peu d'attention.
L
un grand auteur dont j'ai raté plusieurs fois la lecture, il est toujours à mon programme , je pense qu'un jour j'y arriverai
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P
Un très grand auteur ! Je suis sûre que tu y viendras quand le bon jour sera là.
M
J'en ai acheté deux de cet auteur car je veux à tout prix découvrir sa prose... Mais il faut du temps... Comme tu le rappelles son style ne se lit pas à la légère...
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P
Ce n'est pas de la littérature de plage, non, mais ça mérite d'être découvert.
K
Des phrases de vingt pages? Même Proust n'a pas osé! Mais bon, ça peut me plaire.
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P
Pourtant j'ai trouvé ça beaucoup plus facile à lire que Proust !
A
Des phrases de vingt pages, non, ce n'est pas pour moi. Dommage, l'histoire est tentante.
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P
C'est une écriture très particulière, mais qui raconte vraiment une histoire.
J
Je suis comme Laurent, des phrases de 20 pages, ça ne va pas être possible !
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P
Petit joueur, va !
E
Tu parle si bien de ce texte que tu me fais terriblement envie. En même temps, même si l'extrait (quoiqu'un peu alambiqué) m'amuse, les phrases d'une vingtaine de pages (même au "format" Minuit) me font un peu peur...
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P
Ce n'est pas si difficile à lire (moins que Proust) parce que ça raconte des histoires ou des souvenirs, ça demande juste un peu de concentration, mais c'est tellement bien écrit...