La politesse - François Bégaudeau
"Je voudrais que l'art soit de l'art, la possibilité d'une réappropriation personnelle, et non pas un outil à fabriquer des enfants sages ou des citoyens."
Le sujet serait-il à la mode ? Après Yasmina Reza (au théâtre), Posy Simmons (en BD), Serge Joncour (au roman), c'est François Bégaudeau qui s'y colle, et nous livre une autofiction qui ne cache rien des coulisses de la vie d'écrivain.
A travers trois époques (2012, 2013, 2023), et dans une série de vignettes qui reviennent quasiment à l'identique d'une époque à l'autre, il nous montre le parcours obligé de l'écrivain qui assure la promotion de son dernier livre ; en l'occurrence François, écrivain quadragénaire, qui va de salon en festival, et de la ville à la campagne, dans l'espoir de trouver des lecteurs pour son livre. Et il y a du représentant de commerce dans cette quête qui s'avère un pénible périple dans des lieux de culture plus ou moins sinistrés par la crise économique.
Et François a les bleus (une couleur qu'il décline à l'infini sur le mode baroque : bleu casque, bleu crabe, bleu coquille, bleu espadon, bleu guitare, bleu scooter, bleu valise, …), car il lui faut bien s'avouer que personne ne s'intéresse à son livre : ni le public, avide de people et de selfies, ni les journalistes qui ne l'ont pas lu et posent les éternelles mêmes questions, et s'intéressent davantage à ses goûts culinaires qu'à sa prose, ni ses collègues écrivains, uniquement obsédés par les chiffres des ventes.
Ayant placé la littérature (et ceux qui la produisent) tellement haut dans ma propre échelle de valeurs, j'ai d'abord été un peu triste de lire ce constat désabusé, à la limite du pathétique, triste de constater que les auteurs peinent à vivre de leur plume, et que le livre est bel et bien devenu un produit de consommation. Sauf que c'est drôle, et même de plus en plus drôle, ces rencontres dans des bibliothèques lugubres ou des librairies désertes, ces interview en deux minutes chrono, ces lecteurs qui veulent absolument fourguer à l'écrivain un manuscrit, un DVD ou une anecdote, ces séances de dédicaces sans lecteurs, ces séances photos où il faut jouer un rôle. Et ça devient même hilarant, quand François commence à se lasser de jouer le jeu de la politesse et sort peu à peu des rails convenus, s'engueulant avec un célèbre producteur de France Culture, répondant n'importe quoi aux interview, allumant une photographe.
"Si mes envies étaient des actes elle mourrait sur place mais si mes envies étaient des actes je ne serais pas ici."
Et l'auteur nous fait allégrement passer, en quelques chapitres, d'un roman de Houellebecq à un roman de Boris Vian, du désenchantement presque cynique (2012) à l'ironie grinçante (2013), puis au surréalisme le plus jouissif (2023). Plus j'avançais dans ma lecture, et plus je me régalais. J'ai aimé la première partie, beaucoup aimé la seconde, adoré la troisième. Car, sous couvert d'interroger la place de l'écrivain, et de l'artiste en général, dans une société marchande et libérale, Bégaudeau signe un roman éminemment politique.
En arrière-plan des pérégrinations régionales de son héros, il nous montre une triste réalité sociale : étudiants surdiplômés accumulant stages et CDD, artistes en devenir obligés de cumuler trois petits boulots pour arriver à payer leur loyer, paysage culturel sinistré. Il dénonce la séquestration de la culture par une intelligentsia parisienne gangrénée par le népotisme et le conformisme. Il évoque quasiment tous les conflits politico-sociaux des années 2012-2013 : Peugeot, Sivens, Florange, Notre-Dame des Landes. Le constat n'est pas brillant.
Mais, peu à peu, le rebelle affleure sous l'écrivain déçu, qui imagine un nouveau modèle de société. Et, autant j'ai détesté le 2022 de Houellebecq, autant je signe tout de suite pour le 2023 de Bégaudeau. Certes il y a de l'utopie et de l'idéalisme dans cette vision d'une société basée sur l'échange, le partage et la mutualisation, où la propriété n'est plus la norme, où le profit est obsolète, où le collectif prime sur l'individu. Mais c'est tellement bon de trouver de l'utopie dans la littérature française contemporaine, c'est tellement jouissif de nous sortir de la déprime, c'est tellement inventif, poétique, souriant, qu'on y croit, qu'on jubile et qu'on se dit qu'il a raison, soyons fous, changeons le monde !
Je savais que les artistes détenaient la clé de l'avenir, Bégaudeau le prouve et ça m'enchante.
Et c'est bourré de formules qui me ravissent :
"Il y a longtemps que bien vivre a pris le pas sur être aimé."
"L'incapacité à la rudesse voue le sujet civilisé à une existence contrariée."
"La subversion, c'est la complexité."
"Faîtes l'effort d'appréhender des œuvres exogènes à votre périmètre de référence."
Et pour les curieux, je recommande vivement de faire un tour sur le site de l'auteur, et notamment de lire cet article.
Cuné en parle / Sandrine aussi.
Gallimard, coll. Verticales, 2015. - 304 p.