La déshumanisation de l'art - José Ortega y Gasset
Suivi de Idées sur le roman et de L'art au présent et au passé
Rentrée littéraire 2008
Qui ne s’est pas un jour interrogé, en présence d’une œuvre d’art contemporain, sur sa signification, avec cette question plus ou moins implicite : art ou escroquerie ? Moi, par exemple, devant ceci :
Photographié le 22 octobre au MoMA de New York
(pardon à l’auteur dont le nom n’a pas frappé ma mémoire…)
Cette question n’est pas nouvelle, elle date du début du XXe siècle qui vit l’éclosion de nombreux mouvements artistiques ayant tous en commun de présenter une rupture esthétique et de revendiquer la modernité, la rupture avec le passé et l’absence de transcendance. C’est ce qu’on appela du terme générique d’ « art nouveau ».
Comprendre pourquoi cette nouvelle forme d’art déplut autant au grand public est l’objet de cet essai de José Ortega y Gasset, écrit en 1925 et traduit aujourd’hui pour le première fois grâce aux éditions Sulliver. José Ortega y Gasset (1883 – 1955) était un intellectuel espagnol qui s’intéressa à la philosophie, à la politique et à la sociologie de l’art. Cet essai part d’un constat : l’art nouveau déplait au grand public, quel que soit le domaine : musique (Debussy), littérature (Proust), peinture (Picasso) ou théâtre (Pirandello). Si le public n’est pas séduit, ni touché par ces nouvelles formes d’art c’est qu’il ne les comprend pas. Ortega y Gasset suggère donc que cette nouvelle esthétique met à jour l’existence de deux publics : la masse d’un côté, l’élite de l’autre.
« Si l’art nouveau n’est pas intelligible pour tout le monde, cela veut dire que ses ressorts ne sont pas ceux qui sont génétiquement humains. »
Pour Ortega y Gasset, quand une œuvre d’art plaît, c’est moins pour son aspect esthétique que par l’histoire ou les personnages qu’elle évoque. On aime ce en quoi on se reconnaît. De nos jours, la psychanalyse étant passée par là, on dirait que la projection dans l’histoire ou l’identification aux personnages est indispensable à notre adhésion à une œuvre. Or l’art moderne ne contient plus rien d’humain : ni histoire, ni personnage, ni repère connu, bien souvent.
Petit exemple en images :
Ce tableau de Cranach l’ancien (1472-1553) met en scène un extrait de la Bible : Judith vient de trancher la tête d’Holopherne, son violeur. C’est une toile qui présente des personnages et une histoire, qui confine au mythe, au symbole et à l’exemple.
En revanche, dans ce tableau de Kandinsky (1866–1944), il n’y a plus ni histoire, ni personnages. De la couleur, des formes : c’est ce que Ortega y Gasset appelle « l’art artistique », l’art pour l’art, qui ne vaut que par son esthétisme. C’est la déshumanisation de l’art.
Alors, pourquoi est-il plus difficile d’être sensible à un tableau de Kandinsky qu’à un tableau de Cranach ?
« Pour que nous puissions voir quelque chose, pour que l’événement se convertisse en un objet que nous contemplons, il faut le séparer de nous et qu’il cesse d’être une partie vivante de notre être. »
Quand nous regardons un tableau de Cranach, nous sommes plus ou moins dans l’histoire, nous ressentons plus que nous ne voyons. Au contraire, Kandinsky et tout l’art nouveau procède de l’art de la métaphore. Et « il n’y a que la métaphore qui favorise l’évasion et crée parmi les choses réelles des récifs imaginaires. » Donc la compréhension de l’art moderne demande simplement, selon Ortega y Gasset, une capacité à s’abandonner, à s’oublier, pour passer de l’autre côté du miroir. Et la distinction entre culture de masse et culture élitiste n’est pas si méprisante qu’on pourrait le penser, car « L’aspiration à l’art pur n’est pas, comme on a l’habitude de le croire, une preuve d’orgueil, mais, au contraire, de grande modestie. En expulsant le pathétisme humain, l’art perd toute transcendance – il demeure simplement comme art, sans autre prétention. »
Cet essai passionnant sur l’art, dans tous ses modes d’expression, soulève un certain nombreux de questions qui sont toujours d’actualité. Il est suivi d’une réflexion sur le roman, tout aussi intéressante mais qui me paraît moins pertinente quant à son analyse de l’avenir du roman. Ortega y Gasset imagine, en effet, que toutes les histoires ayant déjà été racontées, le roman ne pourra survivre qu’en réinventant la forme narrative (ce que tenta de faire le Nouveau Roman). Il était difficile de prévoir en 1925 l’essor du roman policier, de la science fiction, de la fantasy ou de la BD.
Et pour tous ceux qui seraient rebutés par les mots « art » et « essai », je précise que c’est merveilleusement bien écrit, d’une plume limpide, impertinente et très pédagogique. Et, comme souvent dans ce genre d’ouvrages, je conseille de lire la préface en dernier.
Merci à Isabelle Dubois des éditions Sulliver de me l'avoir envoyé.
Le billet de Lily.
Traduit de l’espagnol par Paul Aubert et Eve Giustiniani.
Editions Sulliver, 2008. – 218 p.
Rentrée littéraire 2008
Qui ne s’est pas un jour interrogé, en présence d’une œuvre d’art contemporain, sur sa signification, avec cette question plus ou moins implicite : art ou escroquerie ? Moi, par exemple, devant ceci :

(pardon à l’auteur dont le nom n’a pas frappé ma mémoire…)
Cette question n’est pas nouvelle, elle date du début du XXe siècle qui vit l’éclosion de nombreux mouvements artistiques ayant tous en commun de présenter une rupture esthétique et de revendiquer la modernité, la rupture avec le passé et l’absence de transcendance. C’est ce qu’on appela du terme générique d’ « art nouveau ».

« Si l’art nouveau n’est pas intelligible pour tout le monde, cela veut dire que ses ressorts ne sont pas ceux qui sont génétiquement humains. »
Pour Ortega y Gasset, quand une œuvre d’art plaît, c’est moins pour son aspect esthétique que par l’histoire ou les personnages qu’elle évoque. On aime ce en quoi on se reconnaît. De nos jours, la psychanalyse étant passée par là, on dirait que la projection dans l’histoire ou l’identification aux personnages est indispensable à notre adhésion à une œuvre. Or l’art moderne ne contient plus rien d’humain : ni histoire, ni personnage, ni repère connu, bien souvent.
Petit exemple en images :


Alors, pourquoi est-il plus difficile d’être sensible à un tableau de Kandinsky qu’à un tableau de Cranach ?
« Pour que nous puissions voir quelque chose, pour que l’événement se convertisse en un objet que nous contemplons, il faut le séparer de nous et qu’il cesse d’être une partie vivante de notre être. »
Quand nous regardons un tableau de Cranach, nous sommes plus ou moins dans l’histoire, nous ressentons plus que nous ne voyons. Au contraire, Kandinsky et tout l’art nouveau procède de l’art de la métaphore. Et « il n’y a que la métaphore qui favorise l’évasion et crée parmi les choses réelles des récifs imaginaires. » Donc la compréhension de l’art moderne demande simplement, selon Ortega y Gasset, une capacité à s’abandonner, à s’oublier, pour passer de l’autre côté du miroir. Et la distinction entre culture de masse et culture élitiste n’est pas si méprisante qu’on pourrait le penser, car « L’aspiration à l’art pur n’est pas, comme on a l’habitude de le croire, une preuve d’orgueil, mais, au contraire, de grande modestie. En expulsant le pathétisme humain, l’art perd toute transcendance – il demeure simplement comme art, sans autre prétention. »
Cet essai passionnant sur l’art, dans tous ses modes d’expression, soulève un certain nombreux de questions qui sont toujours d’actualité. Il est suivi d’une réflexion sur le roman, tout aussi intéressante mais qui me paraît moins pertinente quant à son analyse de l’avenir du roman. Ortega y Gasset imagine, en effet, que toutes les histoires ayant déjà été racontées, le roman ne pourra survivre qu’en réinventant la forme narrative (ce que tenta de faire le Nouveau Roman). Il était difficile de prévoir en 1925 l’essor du roman policier, de la science fiction, de la fantasy ou de la BD.
Et pour tous ceux qui seraient rebutés par les mots « art » et « essai », je précise que c’est merveilleusement bien écrit, d’une plume limpide, impertinente et très pédagogique. Et, comme souvent dans ce genre d’ouvrages, je conseille de lire la préface en dernier.
Merci à Isabelle Dubois des éditions Sulliver de me l'avoir envoyé.
Le billet de Lily.
Traduit de l’espagnol par Paul Aubert et Eve Giustiniani.
Editions Sulliver, 2008. – 218 p.