Avec vue sur l'Arno - Edward-Morgan Forster
Les romans de Jane Austen nous avaient familiarisés avec cette société britannique où les relations sociales sont extrêmement codifiées. Les femmes, si elles n’y ont d’autre destin que le mariage, y jouissent cependant d’un minimum de liberté d’action et de pensée. Avec E.M. Forster, nous entrons dans l’ère victorienne, où les femmes, considérés comme de jolis bibelots, sont corsetées, bâillonnées et chaperonnées. Le principe basal de leur éducation étant : « Sois belle, apprends à jouer du piano et tais-toi ! »
Lucy Honeychurch est l’une de ces jeunes filles, jolie et point sotte, si toutefois elle se permettait de temps à autre de penser par elle-même, ce qu’elle ne s’autorise naturellement pas. Lucy séjourne à Florence, avec pour chaperon une vieille cousine célibataire, empruntée et grincheuse. Les deux femmes logent dans une pension fréquentée uniquement par des anglais, plus ou moins excentriques. Cette microsociété en villégiature reproduit avec application toutes les conventions qui ont cours au pays natal : fausse courtoisie et vraies barrières sociales, préjugés, ragots et potins. On se promène de musée en église, Baedeker à la main, et Lucy nous fait penser à un joli oiseau en cage.
Mais c’est sans compter sans le charme de l’Italie, pays des arts et de l’amour, dont l’atmosphère nonchalante et sensuelle est susceptible de conduire à des excès de sentimentalité même le britannique le plus compassé… C’est ainsi qu’au cours d’une promenade bucolique dans la campagne florentine, Lucy se fait voler un baiser par un timide compatriote. Schoking ! Aussitôt, la jeune fille fait ses bagages et s’enfuit.Mais que fuit-elle, au fond ? Le jeune homme, ou son propre désir, ce petit animal sauvage qui vit en chacun de nous et nous pousse souvent à commettre des actes que la morale (victorienne) réprouve ?
Ce roman m’a enchantée du début à la fin, non seulement parce que j’aime beaucoup les personnages qui évoluent dans leur conception du monde, mais aussi parce que j’adore cette société so brittish, avec ses clergymen, ses vieilles filles et ses adolescents impertinents, dont la quotidien est rythmé par l’heure du thé et celle de l’office, les parties de tennis et les séances de jardinage. C’est très, très bien écrit avec cet touche d’humour typiquement britannique, mélange d’ironie, de malice et de causticité. J’adore notamment quand Forster prend son lecteur à témoin :
« Le lecteur n’aura pas la moindre difficulté à en conclure : elle aime le jeune Emerson. Mais à la place de Lucy le lecteur aurait eu des difficultés. La vie se raconte aisément — vivre déconcerte davantage. Les « nerfs » ou toute autre expression banale, masquant et désignant à la fois nos désirs personnels, sont alors bienvenus. Lucy aimait Cecil ; Georges la rendait nerveuse ; le lecteur sera-t-il assez bon pour l’inviter à intervertir les termes ? »
Oui, sous nos yeux attendris, Lucy va devenir une vraie femme moderne, libre et palpitante d’amour. Au panthéon de nos émotions littéraires, il y avait déjà la déclaration de Rhett à Scarlett, et celle de Darcy à Elisabeth. Il y aura désormais celle de Georges à Lucy…
Traduit le l’anglais par Charles Mauron.
10/18, 1947. – 285 p.