Les bébés de la consigne automatique - Ryû Murakami
Rarement lecture m’aura paru aussi épuisante que celle-ci… Et je ne parle pas des 522 pages aux petits caractères, mais de la tension émotionnelle qui se dégage de ce roman. Après plusieurs romanciers japonais qui m’avaient initiée à l’esthétique élégante et raffinée du Japon traditionnel, Ryu Murakami m’a jetée dans la brutalité du Japon contemporain…
Ses héros, Kiku et Hashi, grandissent dans un orphelinat où ils deviennent rapidement inséparables. Parce qu’ils ont vécu la même histoire : tous deux ont été abandonnés par leur mère dans une gare, dans un casier de consigne automatique, tous deux ont connu l’angoisse de l’abandon et la terreur de l’enfermement dans un espace sombre, étroit et étouffant. Tous deux s’en sont sortis, mais de manière différente : Kiku s’est mis à hurler et Hashi à vomir. Les cris de l’un et l’odeur de l’autre ont alerté les passants. Kiku deviendra un enfant fort et intrépide, Hashi un garçon faible et craintif. Chacun trouvera son propre moyen de lutter contre cette angoisse originelle. Hashi vit dans un monde parallèle, complètement imaginaire, tandis que Kiku passe son temps à s’enfuir dans des véhicules à moteur…
Plus tard, les deux enfants sont adoptés ensemble par un couple qui vit sur une île isolée. Mais la vie de famille ne leur apporte pas la sérénité. Ils continuent à s’attacher à ce qui leur ressemble : maisons en ruine, village abandonné, chiens errants, marginaux de toute sorte. Kiku découvre qu’il peut canaliser la violence qui l’habite en devenant champion de saut à la perche. Hashi entame une quête identitaire qui le conduira dans les bas-fonds de Tokyo et fera de lui un célèbre chanteur de rock.
J’aimerais vous dire que l’histoire finira bien, mais il n’y a chez Murakami ni guérison, ni rédemption et il précipite ses héros (et son lecteur) dans des aventures de plus en plus glauques, de plus en plus morbides et de plus en plus sanglantes. Il n’y a dans ce monde-là ni amour ni tendresse, tout y est déchet, pourriture, ruine et déchirure ; c’est un monde de cauchemar où la beauté est éphémère et la gloire trompeuse.
Ça se passe au Japon mais ça pourrait se passer n’importe et nous parler de nous, car nous sommes tous des enfants abandonnés, prisonniers d’un monde déshumanisé, consumériste et hyper médiatisé.
« Rien n’a changé depuis l’époque où on hurlait enfermés dans nos casiers de consigne, maintenant c’est une consigne de luxe, avec piscine, plantes vertes, animaux de compagnie, beautés nues, musique, et même musées, cinémas et hôpitaux psychiatriques, mais c’est toujours une boite même si elle est énorme, et on finit toujours par se heurter à un mur, même en écartant les obstacles et en suivant ses propres désirs, et si on essaie de grimper ce mur pour sauter de l’autre côté, il y a des types en train de ricaner tout en haut qui nous renvoient en bas à coups de pied. »
De cet enfermement comme nouvelle condition humaine il y a deux moyens de sortir : la violence qui mène à la mort, ou la fuite qui conduit à la folie. Bienvenue en enfer.
Traduit du japonais par Corinne Atlan.
Picquier Poche, 1998. – 522 p.