Un autre monde - Barbara Kingsolver
Rentrée littéraire 2010
Barbara Kingsolver est l’un de ces auteurs dont j’attends chaque roman avec impatience et gourmandise, à tel point que j’avais commencé par acheter ce roman en VO*, avant de lui préférer sa traduction française, pour ne pas risquer de perdre une miette de ce qui s’annonçait comme l’un des délices de la rentrée.
Ce roman est l’histoire d’un écrivain américain un peu énigmatique, racontée bien après sa mort par sa secrétaire, à partir de ses carnets intimes, de coupures de journaux, de lettres et de rapports d’enquête. Harrison William Shepherd, de père américain et de mère mexicaine, quitte très jeune les Etats-Unis, dans les bagages de sa mère, qui suit au Mexique un riche amant, susceptible de lui offrir la vie dont elle rêve. Paquet encombrant pour cette mère fantasque, frivole et coquette, le gamin, dans son ennui, va découvrir trois plaisirs qui deviendront les piliers de sa vie : vertige de la lecture, ivresse de l’écriture et art délicat de la pâte à pain. C’est ce dernier talent qui lui vaudra, des années plus tard, d’entrer au service d’un peintre extravagant et engagé, qui n’est autre que Diego Rivera, l’époux de la merveilleuse, excentrique et sensuelle Frida Kahlo. Auprès de ce couple d’artistes révolutionnaires, qui s’aime et se déchire, le jeune Shepherd sera tour à tour plâtrier, cuisinier, secrétaire et ami. Frida, qui devine en lui un jumeau en bizarrerie, le baptise Insolito. Mais la figure qui va vraiment marquer sa jeunesse, c’est Léon Trotsky, qui débarque au Mexique en 1936 et sera le premier à croire en sa vocation d’écrivain.
« Un roman ! Pourquoi dis-tu que ça ne va libérer personne ? Vers quoi un homme se dirige-t-il pour être libre, qu’il soit pauvre ou riche ou même en prison ? Vers Dostoïevski ! Vers Gogol ! »
Ce roman, mélange de fiction et de faits réels, commence comme un conte baroque, se poursuit en fresque historique et se termine en thriller politique haletant, car Shepherd, après son retour en Amérique, devient un écrivain à succès et va bientôt intéresser la Commission des activités anti-américaines qui fait la chasse aux communistes. C’est une histoire qui tourne autour de l’absence, du manque, de la pièce manquante, du blanc à remplir, de ce qui ne se voit pas et se dérobe.
« Il y a en chacun de nous, un autre monde. La chose la plus importante est toujours celle que l’on ne connaît pas. »
Comme son héros, Barbara Kingsolver choisit de parler du passé pour mieux éclairer la présent. Elle tisse une réflexion sur la place de l’art dans la société, critique les media qui mentent, inventent, transforment la vérité et manipulent l’opinion, et dresse un réquisitoire contre cette Amérique qui se veut vitrine de la liberté et de la réussite, et cache ses turpitudes sous le tapis : massacre de manifestants, internement de citoyens d’origine étrangère dans des camps, politique de la terreur et procès truqués.
Un roman ambitieux, époustouflant et vertigineux, à la construction subtile et à l’écriture dense, qui confirme ce que je savais déjà depuis Les yeux dans les arbres : que Barbara Kingsolver est une grande voix de la littérature américaine. Emotions et nuits blanches garanties.
« J’aimerais n’écrire mes livres que pour une personne chère qui, confortablement installée dans son lit, tournerait les pages jusqu’à la dernière, puis laisserait le livre ouvert tomber doucement sur son visage, et toucher son sourire ou boire ses larmes. »
* Si un(e) bloggueur(se) english speaking est intéressé(e) par la VO en question, qu'il/elle se fasse connaître dans les commentaires.
Traduit de l’américain par Martine Aubert.
Rivages, 2010. – 668 p.