Le moral des ménages - Eric Reinhardt
« Un monde d'illusions. La middle class est un monde d'illusions.»
Ce roman, le second de l'auteur mais le premier écrit à la première personne, est un long monologue, le monologue désabusé de Manuel Carsen, chanteur méconnu qui vient de se faire plaquer par sa femme, et auteur de trois disques vendus à quelques milliers d’exemplaires ; un monologue qui s’adresse à Sandra, Telma, Clervie, Viriane, ... longue litanie de maîtresses éphémères aux prénoms improbables ; un monologue qui le plonge dans les années soixante-dix et une enfance dont il ne s’est jamais vraiment remis, entre un père timide et introverti et une mère castratrice, un foyer de la classe moyenne qui vit dans un pavillon de (lointaine) banlieue.
Ce roman m’a paru très différent de tout ce que j’ai lu de l’auteur jusqu’ici : moins lyrique, beaucoup plus drôle, mais d’un humour caustique et cinglant. Nous sommes dans le domaine de la tragi-comédie, entre burlesque et pathétique, entre anecdotes hilarantes et confessions bouleversantes. Le père du héros subit une longue succession de déceptions et d’échecs professionnels dont il doit rendre compte tous les soirs à sa femme, ajoutant la honte à l’humiliation. La mère, une angoissée qui imagine toujours le pire, est obsédée par les économies et impose à sa famille un incroyable régime de restrictions budgétaires.
« L'endurance de cette austérité confine au martyre. Une telle ascèse économique, une telle rigueur existentielle, un refus si total des plaisirs de la vie, un jansénisme aussi radical, même Pascal, même mère Angélique, l'abbesse de Port-Royal, ne les ont pas assumé avec un tel respect des résolutions les plus rigoristes, sans entorse d'aucune sorte. Pour ma mère et ses voisines, le principe de plaisir n'existe tout simplement pas. Elles ne mesurent pas leur bonheur à la fréquence ou à l'intensité des plaisirs qu'elles s'octroient. A l'instar de l'indicateur du moral des ménages concocté par l'INSEE, leur moral est conditionné par un ensemble de données strictement matérielles, économiques et conjoncturelles. »
Manuel, lui, aurait tant voulu être différent, réussir, devenir un artiste, mais c’est un raté, comme son père, et il rumine son échec avec une bonne dose d'autodérision, un échec qui se cristallise dans le meurtre (fantasmé) de Michel Delpech, et une haine de la famille qui s’incarne dans une détestation du modèle familial : goût pour l’argent, obsession de normalité, incapacité dramatique à rêver.
« Pourtant, c'est pas faute de l'avoir prévenu. Je lui ai toujours dit qu'il y arriverait jamais. Il faut savoir protéger ses enfants. Il faut les empêcher d'échafauder des rêves, comment dit-on.
Utopistes. Voilà. C'est ça. Utopistes. A notre époque, il faut être réaliste. On peut plus se permettre comme avant d'avoir des utopies. Car après ça, la chute est dure. Ça fait très mal. »
Il y a quelque chose de très générationnel dans cette histoire : les années Giscard, les meubles en formica, les Simca, le catalogue Phildar et les barils de lessive de forme cylindrique. Mais pas que. Et je n’ai pas pu m’empêcher de penser à mon cher Roland Barthes et ses Mythologies qui décortiquaient déjà les fantasmes petits-bourgeois de son époque. Eric Reinhardt aussi, dissèque et fustige cette classe dite moyenne qui méprise les classes populaires et rêve de vivre comme la classe dirigeante, dont elle n’est pourtant que le laquais besogneux et servile. Le moral des ménages est un roman d’une cruauté jubilatoire, d’une violence désespérée et d’une implacable justesse :
« Mon père s’est fait baiser la gueule. Il n'est pas possible de dire les choses d'une autre manière. Il a été anéanti par le système qu'il prônait. Il s'est fait prendre au piège des valeurs qu'il défendait. Et ce système qui a vaincu mon père, son esprit servile, le mépris qu'il éprouve pour le peuple, j'aurais voulu qu'il les renie violemment et qu'il découvre le monde avec les yeux d'un affranchi. Malheureusement il n'a pas évolué d'un iota. En dépit des circonstances, il a gardé ses certitudes. L'existence ne lui a rien enseigné. »
Un roman indispensable, qui mêle l'intime et le social, et transcende l'individuel pour atteindre à l'universel.
Et je sais maintenant que si j’aime autant les romans d’Eric Reinhardt, c’est parce qu’ils me parlent de façon très personnelle et très intime. Je partage ses souvenirs, ses obsessions, ses angoisses et ses désillusions. Eric Reinhardt donne une voix à mes cauchemars les plus anciens et à mes rêves les plus inavouables. Et ça, ça n’a pas de prix.
Pour les parisiens : une (excellente) adaptation théâtrale de ce roman se joue au Théâtre de la Bastille jusqu’au 20 décembre.
Editions Stock, 2001 ; Le livre de poche, 2003. – 222 p.