Le dernier stade de la soif - Frederick Exley
Ce livre paru 1968 était inconnu en France jusqu’à ce que les éditions Monsieur Toussaint Louverture aient l’excellente idée de le faire traduire. Frédérick Exley nous y dévoile son « autobiographie fictive », une autobiographie en forme de cri de haine contre l’Amérique des années 50-60.
L’histoire de Fred Exley, c’est celle d’un gamin né dans une famille d’américains moyens et gavé pendant toute son enfance et son adolescence par les promesses illusoires du Grand Rêve Américain, qui assurait à chaque américain le bonheur sous la forme d’un paquet cadeau contenant une belle maison, une grande couvée de petits américains joufflus et une grosse voiture. Mais ce projet de vie, largement diffusé par la presse, la télé, le cinéma et les best-sellers, ne fait pas du tout tripper Exley. Il va quand même essayer, tout en faisant le nécessaire pour se planter.
Après des études universitaires chaotiques et une recherche d’emploi des plus cocasses, il finit par décrocher un job de rêve dans une grande compagnie de chemin de fer où il est chargé de rédiger le journal de l’entreprise. Mais quand il rencontre enfin la femme de ses rêves, « blonde, dorée et élevée au grain », il est frappé d’impuissance. Ce premier échec sévère le plonge dans une profonde dépression alcoolisée qui signe le début d’une dégringolade psychique et sociale. Plus ses boulots deviennent minables, plus sa consommation d’alcool augmente, tout comme sa violence envers le monde.
Une chose aurait pu le sauver : le sport. Fils d’un champion local de football, Exley a longtemps rêvé de gloire sportive, avant d’accepter dans la douleur son manque de talent et de se résigner à n’être qu’un supporter. Il développe alors une passion quasi obsessionnelle pour l’équipe de football des NY Giants et pour son joueur vedette, Franck Gifford qui représente son double inversé, détenteur de la gloire, du talent et de la réussite. Mais cette passion ne le sauvera ni de l’alcoolisme ni de la folie, qui le conduisent à plusieurs reprises en hôpital psychiatrique. Malheureusement, la psychiatrie des années cinquante est encore très normative : tout être marginal, différent ou en mal d’intégration est considéré comme fou et soigné à coups d’électrochocs et de lobotomie. C’est finalement l’écriture qui sauvera Exley et donnera ce gros roman qui fut acclamé par la critique lors de sa parution.
Cri de rage d’un homme lucide qui lutte de toutes ses forces contre la dépression et l’alcoolisme, écrit d’une plume à la fois caustique, drôle et désespérée, ce roman dessine le portrait déjanté d’une génération fracassée par la tyrannie du sacro-saint rêve américain.
« C’était certainement ça, le rêve américain : ces joues toujours roses, ces yeux d’un bleu profond, ces larges sourires dépourvus de chaleur et ces regards sans gravité, incapables du moindre sentiment, des regards qui ne pouvaient même pas afficher un soupçon de perplexité. Mais ce n’était pas l’Amérique dont je rêvais. Je savais bien que mes prétentions intellectuelles et mes humeurs étaient irrémédiablement sombres, d’une noirceur teintée d’auto-apitoiement. Mais c’était mieux ainsi, car mieux valait vivre en martyr que de se vautrer dans la fange écervelée de ces mannequins en Technicolor.»
Traduit de l’américain par Philippe Aronson et Jérôme Schmidt
Monsieur Toussaint Louverture, 2011. – 446 p.