Un monde vacillant - Cynthia Ozick
Rose Meadows a grandi auprès d’un père tricheur, affabulateur, vaguement escroc, qui lui a laissé pour tout héritage un déficit cruel de confiance en soi et un vieux livre pour enfants. Munie de ce maigre bagage (et d’un amour illimité pour Jane Austen), Rose va devoir affronter le vaste monde, à savoir la ville d’Albany, dans l’état de New-York, en 1935. Après avoir répondu à une petite annonce, elle atterrit dans la famille Mitwisser, des juifs berlinois qui ont dû fuir le régime hitlérien. Ses fonctions au sein de la famille ne sont pas très définies, et cette famille se révèle pour le moins baroque. Le père, historien érudit, se consacre entièrement à des recherches sur les karaïtes, une secte juive oubliée ; la mère, qui n’a pas accepté de tout perdre dans l’exil, s’est réfugiée dans une demie folie. La maison est gérée par la fille aînée, autoritaire et arrogante, pendant que les trois fils essaient de devenir de vrais américains et que la petite dernière est abandonnée à son sort. Dans la maison, l’argent fait cruellement défaut, mais cela n’inquiète personne : bientôt doit arriver l’ami de la famille, le richissime James A’Bair qui va permettre l’installation de la famille à New-York.
Ce roman commence comme une histoire familiale, rocambolesque et mouvementée, mais s’en démarque très vite. La véritable héroïne de cette famille, ce n’est pas la gentille Rose, qui cherche désespérément sa place dans le monde, et semble être condamnée à en être chassée dès qu’elle la trouve, mais c’est bien la famille Mitwisser, protéiforme et énigmatique. Ces gens, grands bourgeois allemands, ont tout perdu dans leur fuite hors de l’Allemagne nazie. Le père, professeur d’université, et la mère, chercheur dans un institut scientifique, ont tous deux été chassés de leurs postes, parce qu’ils étaient juifs, de même que leurs enfants ont été rejetés de leurs écoles. Plus que leur situation, leur maison, leurs biens, c’est leur identité qu’on leur a enlevée. Ils ne s’en remettront pas. Ils ne se lieront qu’avec des marginaux comme eux : Rose et surtout l’énigmatique James, dont on découvre vite que lui aussi a été privé de son identité très jeune et de façon pernicieuse.
Peut-on survivre quand on a tout perdu ? Telle est la question qui hante cette histoire, peuplée d’êtres et de situations bancales, et qui très vite donne au lecteur un sentiment de malaise diffus. C’est une histoire à la fois bouleversante et dérangeante, car elle nous pousse à nous interroger sur ce qui nous a fait ce que nous sommes, et sur ce qui nous fait tenir debout jour après jour. Chacun des personnages trouvera sa propre réponse : une canne pour Herr Mitwisser, un gendre pour sa femme, un bébé pour sa fille. Et Rose ? Je dois dire que je me fais du souci pour elle, quand je la vois repartir avec ses valises… Quelle leçon aura-t-elle tiré de cette aventure ? La fin est suffisamment ouverte pour permettre au lecteur d’imaginer ce qu’il veut…
Traduit de l’américain par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso.
Editions de l’Olivier, 2005. – 408 p.