"Tout Blanc avait le droit de se saisir de toute votre personne pour un oui ou pour un non. Pas seulement pour vous faire travailler, vous tuer ou vous mutiler, mais pour vous salir. Vous salir si gravement qu'il vous serait à jamais impossible de vous aimer. Vous salir si profondément que vous en oubliez qui vous étiez et ne pouviez même plus vous en souvenir. "
Après avoir échappé à l'esclavage, Sethe s'est réfugiée avec ses enfants à Cincinnati chez sa belle-mère affranchie Baby Suggs. Mais leur maison est hantée par un esprit, l'esprit d'un bébé mort. Portes qui claquent, chaises qui frappent, buffet qui se renverse, la vie dans cette maison est devenue si insupportable que les deux garçons de Sethe ont choisi de partir, et Baby Suggs s'est laissée mourir. Il ne lui reste plus que sa plus jeune fille, Denver, âgée de dix-huit ans. En 1873, quelques années après la guerre de Sécession, arrive un vagabond : Paul D, un ami du passé, qui fut esclave avec Sethe dans la ferme du Bon Abri. Il va s'installer avec la jeune femme et chasser le fantôme, croit-il. Débarque alors une jeune femme qui prétend s'appeler Beloved, portant une jolie robe et des souliers vernis, qui semble arrivée de nulle part. Sethe la prend sous son aile, et comprend que c'est sa fille sortie du tombeau qui revient pour réclamer vengeance. Dix-huit ans plus tôt, pour lui éviter une vie de servitude et d'humiliations, Sethe a tué sa petite fille. L'arrivée de Beloved va faire resurgir tout le passé de Sethe et de Paul D : les années d'esclavage et les tentatives de fuite.
"Arriver quelque part où l'on pouvait aimer tout ce que l'on voulait - ne pas avoir besoin d'autorisation pour désirer -, eh bien, ça c'était la liberté."
Avec Beloved, Toni Morrison explore toute la question de la maternité, et plus largement de la famille, dans le contexte de l'esclavage : les enfants des esclaves ne sont pas leurs enfants mais appartiennent à leur maître, qui les considère comme un capital dont il peut disposer à son gré. En plus d'être des travailleurs exploités et maltraités, les femmes sont des reproductrices, les hommes des étalons ; et tout cela paraît bien ignoble au lecteur moderne. Frères et sœurs sont dispersés au bon vouloir des propriétaires qui les vendent ou les échangent quand ils ont besoin d'argent. Sethe a grandi dans une très grande plantation et n'a quasiment pas connu sa mère ; à peine la lui a-t-on montrée un jour : une silhouette avec un chapeau dans un champ de coton. Plus tard elle est achetée par un maître plus libéral qui possède un domaine plus petit, où elle est autorisée à prendre un époux, dont elle aura quatre enfants qu'elle a la chance d'élever et de voir grandir. Quand elle prend conscience qu'ils peuvent lui être enlevés à tout moment, elle décide de fuir. L'infanticide est un geste d'amour que personne ne comprend et qui va la couper de sa communauté, et de ses enfants eux-mêmes. Tout, y compris la mort, est préférable à l'esclavage ; voilà ce qu'exprime le geste de Sethe. Le fantôme Beloved incarne sa culpabilité et l'impossible deuil. Pourtant, grâce à lui, c'est la voie d'une difficile rédemption qui s'ouvre à Sethe.
J'ai trouvé que ce roman était puissant et beau, mais très dur, car il nous plonge dans la réalité de ce que fut l'esclavage, par les yeux de celles et ceux qui en furent les victimes, l'esclavage qui réduisait les humains à des marchandises. Ce n'est pas un roman aimable, qui se donne avec facilité au lecteur, il lui demande un peu d'effort, car l'histoire de Sethe et de Paul D nous sera dévoilée par bribes, témoignant que tous deux ont fait beaucoup d'efforts pour oublier un passé indicible, comme seul moyen pour continuer à vivre. Une histoire terrible d'amour et de mort, de sang et de larmes, de perte et d'effroi, où l'autrice pose des questions encore tristement actuelles.
"Dis-moi juste une chose. Jusqu'à quel point un nègre est-il censé tout accepter ? Dis-moi. Jusqu'à quel point ?
― Jusqu'à ce qu'il puisse plus, dit Payé Acquitté. Jusqu'à ce qu'il puisse vraiment plus."
Titre original : Beloved
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Hortense Chabrier et Sylviane Rué.
10/18, 1993 (Christian Bourgois, 1989). - 380 p.
Lu dans le cadre du Mois américain (Thème : Un roman se déroulant au XIXe siècle)