Mécanique de la chute - Seth Greenland
"Être un juif à cheval au lieu d'être le juif qui court devant les cavaliers, ce n'était rien de moins que la promesse miraculeuse de l'Amérique."
Jay Gladstone est un homme très riche. Héritier d'une entreprise immobilière, il en a fait un empire qui détient des propriétés sur les cinq continents. Il possède des milliards de dollars, plusieurs demeures, des chevaux, un jet privé, mais le bien dont il est le plus fier, c'est son équipe de basket, les Celtics de Newark. Et il caresse le rêve secret de devenir ambassadeur d'une capitale européenne. Mais il a aussi beaucoup de soucis : son (deuxième) mariage traverse une zone de turbulences, sa fille unique est en pleine révolte contre sa riche famille, son projet de construire une tour ultramoderne à Brooklyn se heurte à l'opposition de la population locale, le joueur vedette de son équipe se révèle moins brillant que prévu mais réclame quand même un salaire de plusieurs millions de dollars et, plus délicat, il soupçonne son cousin et associé de taper dans la caisse. Mais Jay ne doute pas de réussir à tout contrôler, parce qu'il a le charisme, le talent, le savoir-faire, l'expérience et une inébranlable confiance en lui. Trop de confiance, sans doute, "nul ne peut battre Jay Gladstone", pense-t-il. C'est sans compter sur le petit grain de sable qui va faire dérailler cette belle machine. Difficile d'en dire plus sans divulguer le cœur de l'intrigue. Toute la première partie du roman permet à l'auteur de mettre en place les rouages de la vilaine mécanique qui va faire trébucher Jay Gladstone.
"Quelqu'un devrait lancer un business, dit Boris. Amis Noirs pour Blancs progressistes. Ça réduirait le chômage des Noirs et ça ferait disparaitre la culpabilité des Blancs."
Depuis sa sortie, on a beaucoup comparé ce roman au Bûcher des vanités de Tom Wolfe, alors que j'ai plutôt pensé à Philip Roth et à un mélange de Pastorale américaine et de La Tache, car le thème du livre, c’est le racisme. Seth Greenland nous plonge dans une Amérique malade de ses tensions raciales qui tente de les dissimuler sous un vernis de politiquement correct. Et ce qui est intéressant dans cette histoire c'est qu'il n'y a ni bons ni méchants. Tous les protagonistes ont leurs soucis et leurs ambitions, leurs failles et leurs doutes, et commettent des erreurs. L'auteur nous donne à voir la complexité de chacun et la complexité de la question raciale, que l'on ne peut réduire à un raisonnement simpliste ou binaire. Et il nous rend Jay Gladstone plutôt sympathique, on ne peut pas s'empêcher d'éprouver de l'empathie à son égard. Car Jay, malgré sa fortune et son pouvoir, se définit comme un homme bien : il soutient Obama, donne des millions à plusieurs associations philanthropiques, distribue des bourses d'études à des étudiants noirs nécessiteux et refuse d'utiliser son jet pour des raisons écologiques. C'est un homme qui n'oublie jamais d'où il vient : il est le petit-fils d'un immigrant juif qui a fui les pogroms d'Europe de l'Est. Pourtant tout ce qu'il est va être balayé au profit des intentions qu'on lui prête. Sa situation n'en parait que plus injuste, amplifiée par l'écho des médias et manipulée par tous ceux qui ont quelque chose à y gagner.
"Cependant, si le monde est dans ce triste état, c'est à cause de ceux qui le dirigent, et il en fait partie."
C'est donc moins à la chute d'un puissant que j'ai eu l'impression d'assister qu'à la crucifixion d'un homme public au nom de la bien-pensance : Jay va devenir le bouc émissaire d'une société qui refuse de regarder sa maladie dans les yeux. Mécanique de la chute nous offre une intrigue parfaitement menée, d'une plume incisive et drôle, qui réserve au lecteur quelques rebondissements qui en font un très efficace page turner.
Titre original : The hazards of good fortune.
Traduit de l'anglais (États-unis) par Jean Esch.
Liana Levi, 2019. - 672 p.