L'amie prodigieuse - Elena Ferrante
"Elle avait ce qui me manquait et vice versa, dans un perpétuel jeu d'échanges et de renversements qui, parfois dans la joie, parfois dans la souffrance, nous rendait indispensable l'une à l'autre."
De l'inconvénient de lire un roman après que tout le monde l'a encensé... J'attendais avec impatience que ce livre croise ma route, je lui ai sauté dessus quand ce fut le cas, avec des frétillements de joie, et ai dévoré en deux jours l'histoire de Raffaella et Elena. Les deux amies, plus connues dans leur quartier sous le nom de Lila (ou Lina) et Lenù (ou Lenuccia), nous transportent dans le Naples populaire des années 50. Elles ont six ans, sont voisines dans un quartier où règne promiscuité, violence ordinaire et pauvreté. On est dans le sud de l'Italie et tout le monde a le sang chaud, il en faut peu pour que les uns, hommes ou femmes, jeunes ou vieux, se bagarrent contre les autres. Lila la brune et Lenù la blonde sont aussi différentes que possibles, la première effrontée, méchante et intrépide, la seconde douce, craintive et réservée mais toujours prête à suivre dans des expériences aventureuses sa copine à laquelle elle voue une admiration sans bornes. Elles ont un point commun : elles sont très douées à l'école, il y a entre elles contamment une forme de compétition que Lila gagne toujours.
"Elle essayait de comprendre, toutes les deux nous essayions de comprendre - et comprendre, c'était quelque chose qui nous plaisait beaucoup."
A la fin de l'école primaire, leur maîtresse les encourage à entrer au collège, mais cela représente une grosse dépense pour des familles pauvres. Ce qui sera possible pour Lenù, même si ses parents traînent un peu des pieds quand même (qu'est-ce qu'une fille a besoin de faire des études ?), ne le sera pas pour Lenù qui va aller travailler à l'atelier de son cordonnier de père. Mais elle ne va pas cesser pour autant de lire et d'apprendre, devançant sans arrêt sa copine, la poussant même à travailler toujours plus. Et l'on suit les deux jeunes filles sur une dizaine d'années : premières amours, premiers projets, premières vacances. Des jalousies économiques et amoureuses. Une relation qui oscille entre l'amour fou et l'envie dévorante. On assiste avec elles au grand boum économique des années soixante qui commence, et à l'émancipation des jeunes du quartier qui rêvent de richesse. Premières voitures et premières télévisions. Mais on reste dans une société très patriarcale où les filles ont très peu de droits, de libertés et de possibilités, sont toujours soumises à la surveillance d'un grand frère, et où le moindre clin d'œil déplacé peut tourner à la bagarre. Dès l'âge de quinze ans, elles font l'objet de demandes en mariage ou d'attouchements malvenus.
"Elle était comme ça, elle rompait les équilibres seulement pour voir de quelle autre manière elle pouvait les recomposer"
Si Lila est la plus brillante, la plus originale et la plus audacieuse des deux jeunes filles, on devine que c'est Lenù qui va réussir à sortir de son quartier, grâce aux études dans lesquelles elle excelle. Et la différence se marque moins par le pouvoir économique que par l'accès à la langue : l'italien, langue officielle, contre le dialecte, langue du quartier. Autant que l'histoire d'une amitié, ce roman est l'histoire d'une époque, d'un quartier, d'une bande de copains. Le tout donne un roman très vivant, très agréable à lire, sans que j'aille non plus crier au génie ou à l'inventivité. Il n'y a quand même rien d'extraordinaire, ni sur le fond ni dans la forme, dans ce texte, rien que l'on ait déjà vu bien des fois, notamment à la grande époque du cinéma italien. J'ai presque eu l'impression d'une relecture. La fin nous laisse judicieusement sur un dernier rebondissement, qui donne envie de se précipiter sur le second tome des aventures des deux jeunes filles, mais je vais essayer de ne pas céder trop vite à la ruse de l'auteure.
L'avis de Mior.
Traduit de l'italien par Elsa Damien.
Folio, 2015. - 430 p.