Dispersez-vous, ralliez-vous ! - Philippe Djian
"Bien souvent, la vie n'était qu'une succession de petits désordres peu édifiants mais auxquels on consacrait tout notre temps et toute notre énergie sans nous grandir."
Je sais. J'avais dit que j'arrêtais avec Philippe Djian, que ce qu'il écrivait ne m'intéressait plus trop. Mais. Mais il a quelques chose de magnétique chez Djian : j'ai lu le début de son dernier roman dans une librairie (J'en profite pour la nommer : la jolie librairie Actes Sud du parc de la Villette, parce qu'une librairie dans un parc, c'est un peu le summum de mon bonheur) et je suis repartie avec. Je trouve que sa plume se bonifie avec le temps : phrases courtes, précises, affutées, et surtout un art consommé de l'ellipse, qui installe d'emblée une atmosphère, vaguement troublante, une atmosphère d'intranquillité à la Hopper. Il va vers l'essentiel, Djian, et je trouve que ça lui réussit.
C'est l'histoire de Myriam, jeune fille très introvertie, timide, sauvage. Elle vit avec son père, sa mère les a abandonnés il y a déjà longtemps, et son frère a été chassé par le père pour avoir commis diverses bêtises. Sans l'avoir réellement voulu (mais elle ne sait pas dire non), elle se retrouve vite mariée avec un voisin qui a vingt-cinq de plus qu'elle et l'emmène vivre en ville. Il est producteur de cinéma, a beaucoup d'argent, elle n'a pas besoin de travailler, et passe ses journées au zoo, à contempler les bêtes sauvages en cage... Plus tard, elle découvre que son mari la trompe avec de très jeunes filles, puis elle a une fille à laquelle elle ne parvient pas à s'attacher, se comportant avec cette enfant comme sa propre mère s'est comportée avec elle.
"Souvent, lorsque j'avais quelque chose d'important à dire, les mots ne venaient pas, ils restaient bloqués dans ma gorge comme des cotons-tiges enchevêtrés dans un siphon."
C'est une jeune femme qui vit avec un manque que rien ne parvient à combler, ni les amants, ni la drogue, ni la maternité, une jeune femme qui va quand même grandir, tant bien que mal, et apprendre à vivre, au milieu de gens qui sont tous un peu tordus comme elle (mais ne le sommes-nous pas tous, au fond ?) Elle est étonnante, cette jeune femme qui a peur de tout, n'a aucune pulsion de vie, qui ne s'attache à rien, sauf à un père qui la renie et à un frère qui la manipule. On la voit s'adapter, pourtant, apprendre, changer, comme chacun de nous doit le faire, pour survivre, sauf qu'elle, elle est dotée d'une forme d'innocence assez réjouissante. En somme, elle finit par entrer dans ce grand zoo qu'est la société humaine et à y trouver sa place.
"Avoir une chambre à moi était tout ce que je souhaitais. Avoir mon territoire. J'avais oublié le plaisir de dormir seule. D'allumer la lumière au milieu de la nuit, de faire ce que je voulais."
Ce n'est pas vraiment une histoire, mais c'est le portrait d'une jeune femme sans désirs que l'on suit pendant quinze ans, une jeune femme qui apprend à négocier avec la vie, l'absence, les frustrations, la douleur, la violence. Comme je l'ai aimée, cette jeune femme qui se bagarre un peu contre le vent, contre la vie, contre le rien. Il y a quelque chose d'infiniment juste dans ce portait de groupe, quelque chose qui m'a rappelé les tout premiers romans de Djian, une mélancolie diffuse, et une joie qui surgit où on ne l'attend pas, dans le ciel, dans la nature, dans un sourire. Il y a l'idée, surtout, que "la vie ne vaut rien, mais rien ne vaut la vie".
"J'ai du lui parler de ces forces contre lesquelles on ne pouvait pas lutter et qui rendaient nos existences si complexes, nos élans si imprévisibles, si imperméables à la raison."
Un des meilleurs romans de Djian que j'ai lu depuis longtemps.
Gallimard, 2016. - 198 p.