Les producteurs - Antoine Bello
Le CFR /3
"La vérité n'existe pas."
2008. Sliv a enfin atteint son objectif : siéger au Comex du Consortium de Falsification du Réel. Mais il n'est pas totalement heureux. Avoir découvert la finalité du CFR ne le satisfait pas, pas plus que sa vie personnelle bien solitaire. Il continue de s'interroger sur le sens de la vie. Et le Comex fait face à une crise qui risque de remettre en cause l'existence même du CFR : une mallette contenant les 50 meilleurs scénarios de l'année a été dérobée dans un taxi londonien. Tout en se préparant au pire, le Comex charge Sliv de faire en sorte qu'un président démocrate soit élu aux prochaines élections présidentielles américaines, histoire de redorer un peu le blason des Etats-Unis, bien terni par huit ans de présidence Bush.
Ce troisième épisode du CFR m'a semblé vertigineux tant Antoine Bello n'en finit pas d'y explorer les limites de la vérité, tout en élaborant des scénarios qui revisitent tous les évènements marquant des années 2008-2010. Donner un coup de pouce à Obama, inventer une épidémie de grippe, aider un promoteur immobilier à liquider son stock avant que la crise ne le rattrape, contourner la censure chinoise, etc. Rien ne semble lui résister. A un moment, j'ai même craint qu'il ne franchisse la ligne rouge (ma ligne rouge), à propos du réchauffement climatique par exemple, avant de comprendre que c'était précisément l'un des thèmes du roman : nous sommes toujours prêts à croire ce qui nous arrange, et à refuser de croire ce qui nous dérange. Bello nous montre assez brillamment le manque d'esprit critique qui nous frappe dès que nous nous attachons à une cause (une grande leçon d'humilité, en ce qui me concerne), fustigeant au passage les "esprits paresseux". Tout le roman est une variation sur les questions de vérité et de mensonge, de fiction et de réalité, de mémoire et d'imagination.
"Entendons-nous bien, Sliv : je n'abuse de la crédulité de personne. Nous nous abusons très bien tout seuls : Cormac en se prenant pour un bienfaiteur de l'humanité, moi en croyant que le kaki me mincit et vous en pensant que vous allez sauver le CFR. Toutes les histoires coexistent ; chacun choisit celle qui lui convient le mieux selon des critères qui n'ont rien à voir avec la raison."
Parallèlement, l'auteur imagine un épisode beaucoup plus axé sur l'humain que les précédents. Sliv et Lena (qui n'a pas été exclue du CFR après ses exploits du précédent volume, comme on aurait pu s'y attendre)(mais j'aime assez l'idée qu'un individu qui a fait une erreur se voit accorder une seconde chance) perdent leur armure de super héros pour nous dévoiler leurs failles et leurs aspirations secrètes. On les voit enfin conjuguer leurs talents pour aller dans la même direction plutôt que de toujours se combattre, et construire un scénario ambitieux dont ils espèrent qu'il changera le monde.
Et Bello a encore réussi à me bluffer complètement, tant son cerveau semble caracoler à toute vitesse et dans toutes les directions. Vous voulez savoir comment utiliser les réseaux sociaux pour monter en épingle un fait divers ? Lisez Antoine Bello. Vous voulez savoir comment réunir autour d'un table quatre points de vue irréconciliables et les amener à un consensus ? Lisez Antoine Bello. Vous voulez savoir comment transformer un scénario de série B en blockbuster ? Lisez Antoine Bello. Et monter une superproduction en technicolor et en 3D, c'est exactement ce à quoi Lena et Sliv vont s'employer. Il n'y manquera ni l'éruption volcanique, ni l'explosion de plateforme pétrolière.
"L'Histoire est écrite par quiconque tient la plume. L'Histoire est une histoire. C'est pour ça qu'elle change tout le temps."
Antoine Bello parvient non seulement à nous raconter une belle histoire (une civilisation perdue, un trésor englouti, un manuscrit retrouvé) qui ne manque ni d'humour ni de suspense, mais à la construire sous nos yeux pierre par pierre, tout en nous expliquant comment la raconter pour la rendre crédible. Et il y ajoute un message de concorde et d'harmonie : de l'empathie comme outil pour permettre aux êtres humains de mieux se comprendre. C'est la touche idéaliste qui sert de fil rouge â toute la série : changer le monde, mais en douceur.
Un roman brillantissime, jubilatoire et addictif, qui brouille à nouveau les lignes entre fiction et réalité, et clôt une trilogie qui fait pétiller les neurones et ne peut que réjouir tous ceux qui aiment les histoires.
"L'histoire est un simulateur de vie, semblable dans le principe au simulateur de vol sur lequel s'entraîne un pilote. Les anecdotes qui émaillent nos conversations, les livres que nous lisons, les films que nous voyons nous préparent aux situations que nous allons rencontrer, nous évitant de coûteuses erreurs et nous permettant de vivre plusieurs existences à la fois."
NB : Pour ceux pour qui la lecture des deux premiers épisodes daterait un peu (ou qui ne les ont pas lus), l'auteur a pris la peine d'inclure un assez long résumé au début du roman.
Gallimard, coll. Blanche, 2015. - 421 p. Epub.
Une interview intéressante d'Antoine Bello sur France Culture.