Les Falsificateurs - Antoine Bello
Le CFR /1
« Récapitulons. Je suis en train de raconter qu’une tribu africaine totalement fictive a découvert un gisement de diamants exceptionnels qu’elle doit défendre contre la cupidité d’une multinationale sud-africaine. Je n’ai jamais mis les pieds en Afrique, je serais incapable de distinguer un solitaire au milieu d’éclats de verre et j’ignore tout de l’industrie minière. Tout cela est-il bien raisonnable ? »
Soyons francs : sans une discussion passionnée sur FB à propos de ce bouquin, il n’est pas sûr que je me sois lancée dans cette lecture. Je n'aurais pas parié un kopek sur ma capacité à aimer une histoire pareille, mais ma curiosité fut la plus forte. Donc la curiosité n'est pas un vilain défaut, mais les préjugés si.
A la fin de ses études de géographie, l'islandais Sliv Dartunghuver est embauché dans un cabinet d'expertise en études environnementales. Après une première mission (un peu ennuyeuse) au Groenland, son patron lui confie que le cabinet est aussi une couverture pour une société secrète internationale baptisée Consortium de Falsification du Réel et lui propose de rejoindre le club. Le CFR comme son nom l'indique réécrit l’histoire, en falsifiant les sources. Inventer un film qui n'a jamais existé, un évènement historique, une espèce animale, une tribu africaine. Sliv hésite. Quel est le but du CFR, son financement, ses motivations ? Il lui faudra accepter de ne pas tout savoir. Mais il ne peut résister à la tentation, parce qu'il est joueur et adore inventer les histoires les plus improbables. Mais au CFR écrire un bon scénario, original et inventif, ne suffit pas. Encore faut-il que le scénario soit en accord avec le plan triennal du CFR et surtout savoir trafiquer les sources correspondantes (réécrire le livre d'un anthropologue, insérer un article dans un vieux journal, falsifier l'Etat civil, etc) Comment Sliv va-t-résoudre ce défi ? Nous allons le suivre pendant les premières années de carrière : ses réussites, ses échecs, ses interrogations, ses désillusions.
« Je ne pouvais plus continuer ainsi, à tromper mon monde et à me tromper moi-même. Je devais choisir entre le présent et le passé, entre le monde des vivants et celui des spectres. »
Ce roman est hyper original, inventif et jubilatoire. D'abord parce que j'y ai vu un vrai éloge de la fiction et donc de la littérature. Qui, en effet, mieux qu'un écrivain brouille sans cesse la réalité ? Ensuite parce que, en temps que documentaliste, les sources c'est un peu mon fonds de commerce. Donc j'ai découvert les manipulations du CFR tantôt avec jubilation et tantôt avec effroi : « ils ne vont quand même pas oser ? » Si, les falsificateurs osent tout, et Bello aussi. On pense à la franc-maçonnerie, secte philanthropique qui veut changer le monde, sauf que les falsificateurs ne se contentent pas de faire du lobbying, ils mettent réellement les mains dans le cambouis, tout en limitant les risques pour ne pas mettre le CFR en danger.
Et bien sûr le roman (publié en 2007 mais qui se déroule dans les années 90) réécrit l'histoire récente, et c'est assez jouissif ! Tout y passe : guerre froide et conquête spatiale, chute du mur, économie du pétrole, essais nucléaires. Les agents du CFR s'intéressent à tous les domaines : écologie, économie, géopolitique, art et culture. C'est hyper documenté et réaliste, ça sème le doute tout le temps, on finit par ne plus du tout savoir ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas. Le genre de bouquin qui doit donner lieu a toute sortes d'hypothèses chez les amateurs de la théorie du complot.
J'ai beaucoup aimé le monde de Bello : un bon agent est celui qui a du talent, peu importe son sexe, sa race ou sa religion. Et les agents du CFR sont des citoyens du monde et ils sont tous très brillants, la crème de la crème, surtout la belle et glaciale Lena Thorsen, avec laquelle Sliv va souvent croiser le fer. Le seul point qui m'a gênée c'est qu'ils sont tous un peu obsédés par leur plan de carrière (sans doute parce que c'est un sentiment qui est très loin de moi et dans lequel j'ai donc du mal à me projeter). Bello donne en plus l'impression que le monde est tout petit et que l'on peut s'y balader comme dans un jardin ; j'aime assez sa vision positive de la mondialisation, et sa description de la complexité du monde.
Un roman troublant qui nous montre brillamment qu'il ne faut pas croire tout ce que l'on nous raconte et qu'il est très facile de manipuler l'opinion, ce qui fait quand même un peu froid dans le dos. Le pouvoir appartiendrait-il à ceux qui savent raconter des histoires ?
« J’éprouvais une jubilation intellectuelle quasi permanente, cette forme de jouissance en vérité supérieure à toutes les autres et qui, fort heureusement, nous reste accessible jusqu’au bout de la vie. »
Et c'est donc Galéa et ses enthousiastes copines qui m'ont donné envie.
Gallimard, 2007 ; Folio, 2008. - 584 p. Epub