Requin - Bertrand Belin
"La prudence, en se nourrissant de la curiosité et de l'appétit de l'homme, en cannibalisant l'esprit de celui qui vit sa vie dans la crainte et l'économie de soi, ne peut produire qu'un ersatz d'existence, une existence dont on dirait, comme d'une endive oubliée dans l'obscurité, qu'elle est "partie en tige". Qu'une crêpe avalée trop vite vienne interrompre une existence partie en tige rappelle qu'il y a tant de variété de périls qu'aucune espèce de prudence ne saurait durablement mettre à l'abri celui qui s'est risqué à vivre."
J'aime infiniment l'univers musical de Bertrand Belin : poétique, elliptique et onirique, un univers qui s'épure et se densifie d'album en album. Il se trouve, en plus, que la première fois que je l'ai vu sur scène, il était en compagnie d'Éric Reinhardt (ça ne s'invente pas : c'était là). Je ne pouvais donc absolument pas passer à côté de son premier roman qui emprunte le titre d'une chanson un peu énigmatique de son dernier album, Parcs ; un roman que j'avais réservé chez ma libraire pour être sûre de l'avoir en main dès le jour de sa sortie...
Le narrateur de cette histoire est en train de se noyer dans un lac artificiel près de Dijon, à cause d'une crampe au mollet, alors que sa femme lit tranquillement sur le rivage. Au dramatique apparent de sa situation, il en oppose l'absurdité ; alors qu'il se débat pitoyablement contre l'inexorable, il pointe ce qu'il peut y avoir de saugrenu à mourir en maillot de bain, "par un bel après-midi", en ne laissant derrière soi qu'une femme, un fils et une collection de fossiles. De ce décalage, il tire une méditation ironique et désabusée sur la vacuité de la vie, l'inéluctable de la mort et le tragi-comique de la condition humaine.
"Je ne sais pas au juste quand l'homme a commencé à désespérer ni où il se trouve sur cette voie de la désespérance, mais je sais qu'il a bien commencé à désespérer."
J'admire les écrivains qui ont le don de harponner le lecteur dès les premières lignes et de le garder captif jusqu'au point final. C'est exactement le cas de Bertrand Belin. D'abord, parce que sa plume est magnifique, d'autant plus dense qu'elle est portée par une grande économie de moyens. Ensuite, parce que son héros désenchanté n'en est pas moins très drôle, mais de cet humour feutré dont on dit qu'il est la politesse du désespoir. Sa lucidité le pousse à puiser dans sa mémoire les éléments fondateurs de sa vie et à nous les narrer sur le mode de l'autodérision : sa rencontre avec sa femme, une "pêche au lait" dans le port de Dieppe, la mort d'un cygne ; et à briser une forme de sortilège.
En arrière-plan de cette réflexion sur la vie et la mort, entre espoir et désespoir, entre angoisse et indifférence, entre acceptation et refus, l'auteur esquisse un très subtil tableau du monde moderne, où ne manque ni l'avidité technologique, ni le déterminisme social, ni la lutte des classes.
"Bien que j'aie toujours su que mourir arrivait aux gens, je n'ai jamais cessé d'entretenir le secret espoir de me voir exempté de cette corvée populaire. Un espoir mince mais tout de même un espoir. Il faut de l'espoir. L'espoir est un lubrifiant qui protège de l'usure que produit le frottement de la conscience sur le temps."
Un premier roman étonnant, qui parvient à transformer la mort en un épisode poético-burlesque, et m'a totalement emballée.
Un portrait de Bertrand Belin où on peut l'entendre lire plusieurs de ses textes, et l'on constate qu'il a un sens de la narration parfaitement maîtrisé.
P.O.L., 2015. - 182 p.