La vie critique - Arnaud Viviant
"La vie critique, avec l'espèce de colossale passivité qu'elle paraissait exiger, faisait songer à une vie de rock star crème renversée. Sans tous les plaisirs inhérents sans doute, mais sans les inconvénients."
Autrefois, j'aimais beaucoup Arnaud Viviant. Du temps de Libé, des Inrocks ou d'Arrêt sur Images (ça commence à dater, tout ça). Aujourd'hui, il a plutôt tendance à m'agacer quand il intervient au Masque et la plume, dans sa posture d'intello définitif. Mais je lui reconnais un talent, une verve, une plume, une culture. J'ai découvert tout à fait par hasard qu'il avait écrit un roman, alors que je surfais à la recherche d'un truc facile à lire pour un dimanche maussade.
Faux roman, en fait, où l'auteur se met en scène dans la peau d'un critique littéraire désabusé, un peu à bout de souffle, un critique dont il nous informe tout de suite qu'il aime les pratiques sadomasochistes ; il le faut, pour se mettre dans une posture aussi ambigüe.
Au départ, ça semble plutôt sympa comme métier, critique : "Lire des bouquins, écouter des disques, aller voir des films en projection privée. Bosser un ti peu. Tricoter des phrases. Conjuguer le verbe détester. Forger des sarcasmes au fer à dessouder. Passer l'après-midi au soleil dans les jardins du Palais-Royal, sur une chaise, près du bassin, à chercher un mot d'esprit qui tuera, dimanche soir prochain."
Sauf que non. Il y a l'angoisse de la rentrée littéraire avec ses centaines de livres, qui arrivent "par paquets de dix". Il les stocke dans le couloir de son appartement, baptisé le "couloir de la mort" et il faut les lire. Et "de tous [c]es romans neufs, étrangers ou français, [...] il ressortait sinon morose, du moins dubitatif." Alors le critique doute : "Il se demandait s'il n'avait pas raté sa vie en transformant le miel en fiel. Plus aucune écriture ne trouvait grâce à ses yeux, il virait à l'aigre."
Encore un qui rêve d'épiphanie, mais les épiphanies sont rares pour le critique, dont les lectures sont imposées. Parfois, il tombe sur une pépite (Underworld USA de James Ellroy, par exemple) mais son plaisir est "à moitié gâché, il faut bien le dire, par l'obligation de lire vite."
Cette autobiographie déguisée fut une vraie bonne surprise ; je l'ai trouvée tout à fait réjouissante. D'abord, parce qu'Arnaud Viviant écrit bien, il a le sens de la formule et flirte souvent avec la poésie. Ensuite, parce qu'il y a là-dedans un véritable amour de la lecture et de la littérature :
"Quelle drogue, en attendant ! Jamais il n'avait succombé à une si forte addiction : pire que le tabac, le sexe, l'alcool. Il sifflait les livres les uns après les autres, alternant gins forts et bibine, mais le plus souvent les mélangeant, en habitué qu'il était des cocktails littéraires, ingurgitant deux ou trois livres en même temps." "Il plongeait toujours sous les couvertures, il s'entortillait sans cesse dans le molletonné des phrases."
Je ne partage pas ses goûts littéraires, je m'en serais doutée : il adore le Nouveau Roman et abhorre le polar scandinave. Il vénère Sartre et Guy Debord, et cite un certain nombre d'auteurs dont je n'avais jamais entendu parler. J'aime assez, d'ailleurs, qu'il revendique vouloir défendre "les innovateurs, les inventeurs, les fous et les idiots ; ce qui était à l'arrivée un bon résumé de la modernité à toutes les époques."
Le plus étonnant, c'est de découvrir que le critique est torturé de doutes : sur l'avenir de la critique littéraire, sur sa propre légitimité, sur ce choix de ne parler que des œuvres d'autrui, cet "immense pas de côté par rapport à la vraie vie." D'ailleurs, il se voit déjà comme un ex-critique, viré de partout, même du Masque (ne rêvez pas : c'est un roman !), ce qui est un vrai crève-cœur, parce que le Masque, c'est sa madeleine à lui, l'émission qu'il écoutait enfant quand il s'imaginait déjà dézinguer les écrivaillons de tous bords (le critique est un serial killer qui s'ignore, en fait). La scène finale est un sommet d'autodérision : le critique mis à nu et réduit à un objet purement décoratif.
Faux roman, peut-être, mais vrai bon bouquin, drôle et émouvant, bourré d'anecdotes croustillantes ou surprenantes, à la fois inventaire littéraire à la Prévert, et parcours d'un amoureux de la littérature.
Belfond, 2013. 135 p.