Soumission - Michel Houellebecq
"Il fallait se rendre à l'évidence : parvenue à un degré de décomposition répugnant, l'Europe occidentale n'était plus en étant de se sauver elle-même - pas davantage que ne l'avait été la Rome antique du Ve siècle de notre ère. L'arrivée massive de populations immigrées empreintes d'une culture traditionnelle encore marquée par les hiérarchies naturelles, la soumission de la femme et le respect dû aux anciens, constituait une chance historique pour le réarmement moral et familial de l'Europe, ouvrait la perspective d'un nouvel âge d'or pour le vieux continent."
En préambule à ce billet, je dois dire que si j'ai eu envie de lire le dernier roman de Michel Houellebecq, c'est moins à cause de la polémique qu'il a suscité qu'à cause de ma passion pour Eric Reinhardt. Les critiques littéraires associent régulièrement ces deux auteurs, ce qui ne cesse de m'étonner, et il fallait donc que j'aille voir ça de plus près, d'autant que le précédent roman de Houellebecq ne m'a pas laissé un souvenir impérissable. Or il se trouve qu'il est beaucoup question dans Soumission de Huysmans, un écrivain du XIXe qui appartenait à l'école symboliste et était ami avec Mallarmé, poète favori de Reinhardt, ce qui fait déjà un trait d'union entre ces deux romanciers.
Le héros de Soumission, François, est en effet un universitaire qui a soutenu en 2007 une thèse sur Huysmans : Joris-Karl Huysmans ou la sortie du tunnel (tout un programme, qui pourrait être le titre du roman de Houellebecq…) Quinze ans plus tard (en 2022, donc), François est un quadra solitaire, mélancolique et désabusé. L'enseignement le fatigue et sa vie est bien terne. N'ayant pu trouver la femme de ses rêves, une femme qui soit, selon la définition de son cher Huysmans, à la fois "pot-au-feu" et capable de se transformer en "fille" sur demande, il est condamné à ne manger que des plats micro-ondables et à à enchaîner les brèves liaisons avec de jeunes étudiantes. "Ma vie aurait été bien plate et bien morne si je n'avais pas, au moins de temps à autre, baisé avec Myriam". Myriam, justement, sa dernière copine en date, qui est juive, a décidé de s'expatrier en Israël. Il faut dire que la situation n'est pas brillante en France. Les affrontements entre communautés se multiplient, et sont camouflés par les media qui ne veulent pas faire le jeu du Front National, alors que l'on est à quelques semaines de l'élection présidentielle. Et le premier tour sonne comme un coup de tonnerre : Marine Le Pen se retrouve face à Mohammed Ben Abbès, chef du parti de la Fraternité musulmane. Les partis traditionnels (PS, UMP et UDI) n'ont d'autre choix que de constituer un "front républicain" avec la Fraternité musulmane pour contrer le Front National, quitte à porter au pouvoir un musulman.
La première partie du roman est parfaitement réjouissante. On comprend vite que l'on est dans une farce politique et sociale. Houellebecq s'amuse, se moque de nous et tout le monde en prend pour son grade : universitaires, politiques, journalistes. Il nous montre ce que l'on ne veut pas voir : un système politique à bout de souffle, un modèle social en ruine, une économie qui vacille, une intégration en berne. Il se place en témoin neutre et apolitique et met le doigt là où ça fait mal (les problèmes d'éducation, par exemple). Malheureusement, par la suite ça se gâte. Car le modèle qu'il nous propose en remplacement, celui qui va être très vite mis en place par le président musulman nouvellement élu, est quand même des plus réactionnaires : fin de la laïcité (cette source de problèmes), renvoi des femmes à la maison (baisse du chômage immédiate), diminution drastique des prestations sociales (la solidarité doit être familiale et non institutionnelle), développement de l'entreprise individuelle. Bref, ce qu'imagine Houellebecq, c'est un retour dans ce bon vieux dix-neuvième siècle, chez son cher Huysmans.
Ce qui m'étonne, c'est que beaucoup de commentateurs ont reproché à ce roman d'être islamophobe, ce qu'il n'est pas à mon humble avis. En revanche, je l'ai trouvé extrêmement misogyne. On a beau se dire que c'est du second degré, de la provocation, il y a un moment ou j'ai trouvé franchement pénible cette répétition quasi névrotique sur la nécessité de "la soumission totale des femmes". Il est quand même évident que pour l'auteur la place des femmes est soit dans une cuisine, soit dans un lit.
"Mettons que tu aies raison sur le patriarcat, que ce soit la seule formule viable. Il n'empêche que j'ai fait des études, que j'ai été habituée à me considérer comme une personne individuelle, dotée d'une capacité de réflexion et de décision égales à celles de l'homme, alors qu'est-ce qu'on fait de moi maintenant ? Je suis bonne à jeter ?" La bonne réponse était probablement "Oui".
Donc, ce roman que j'ai commencé avec la plus grande bienveillance, je l'ai refermé avec une belle colère. Car si le seul modèle de société que Houellebecq a à nous proposer, c'est un truc vieux de cent cinquante ans, ce n'est vraiment pas la peine de railler la classe politique. D'autant, que dans ce roman, la soumission suggérée par le titre n'est pas tant la soumission du politique au religieux ou de l'Europe vieillissante à l'Islam triomphant, mais la soumission totale d'un individu au monde qui l'entoure : "Le sommet du bonheur humain réside dans la soumission la plus absolue."
Car Soumission est aussi l'histoire d'un type qui cherche désespérément le bonheur. Il ne le trouve pas dans la vie intellectuelle, ni dans le sexe, ni dans la spiritualité. C'est un type sans passion, sans conviction, qui n'imagine pas une seconde que l'on puisse se révolter. (L'auteur non plus, qui visiblement pense que l'on peut imposer un changement aussi radical de société aux français sans que personne ne proteste ou ne s'oppose). François est seul à en crever, d'autant qu'après l'élection, l'université de la Sorbonne est privatisée, vendue à l'Arabie Saoudite et François viré avec une pension confortable. S'il accepte finalement de se convertir, c'est moins pour retrouver son poste, que parce qu'on l'a assuré qu'on lui trouverait deux ou trois épouses pour le satisfaire : "une de quarante ans pour la cuisine et une de quinze pour d'autres plaisirs".
En résumé, ce que Houellebecq propose dans ce roman, ce n'est pas tant un retour au religieux qu'un renoncement total à la liberté comme nouvelle forme de bonheur.
Le très bon billet de Pierre Assouline
Flammarion, 2014. - 301 p.
Et pour la comparaison avec Eric Reinhardt, me demanderez -vous ? Même s'il leur arrive d'aborder les mêmes thèmes dans leurs romans (le désenchantement, la description ironique de ce que devient le monde et de son effet toxique sur l'individu), on peut difficilement trouver deux écrivains plus antithétiques que ces deux-là : Reinhardt est un idéaliste flamboyant, humaniste et féministe ; Houellebecq un pessimiste terne, misogyne et misanthrope.